Cavendish, Georgiana Spencer, Duchess of Devonshire, 1757-1806. The Passage of the Mountain of Saint Gothard, a Poem. [with a French translation by M. L'Abbe de Lille.] London: Prosper and Co. Wardour Street, 1802. vii,44,i p.

  • THE PASSAGE OF THE MOUNTAIN OF SAINT GOTHARD,

    A

    POEM,

    BY

    GEORGIANA,

    DUCHESS OF DEVONSHIRE

    LONDON,

    FOR PROSPER AND CO. WARDOUR STREET.

    1802.

  • EPITRE A MADAME LA DUCHESSE DE DEVONSHIRE.

    De vos riches tableaux que j'aime les images,
    Quand vous peignez ces monts sauvages,
    Noir séjour des frimats, d'où tombent les torrens,
    Où gronde le tonnerre, où mugissent les vents,
    Sillonnés de ravins, entrecoupés d'abîmes!
    Lorsqu'avec tant de grâce à leurs horreurs sublimes
    Vous opposez leurs tranquilles abris,
    Leurs doux ruisseaux et leurs vallons fleuris,
    Le vrai bonheur, loin d'un luxe profâne,
    [Page ii]
    A leurs rochers confiant sa cabane,
    Toujours la vérité dirige vos pinceaux;
    Vous unissez la force à la mollesse;
    Le cours des fleuves, des ruisseaux
    Embrasse avec moins de souplesse
    Le terrain varié que parcourent leurs eaux.
    De la variété le mérite est si rare!
    Toujours pour leur Phaon soupirent nos Saphos;
    Deshoullières m'endort aux chants des pastoureaux.
    Prodigue des grands traits dont sa muse est avare,
    Mieux qu'elle vous savez varier votre ton;
    Je crois voir à côté de l'aigle de Pindare
    La colombe d'Ancréon.
    Ainsi des saints devoirs et d'épouse et de mère
    Des Muses l'entretien charmant
    Vient quelquefois doucement vous distraire.
    A la raison vous joignez l'agrément,
    Le talent de bien dire au bonheur de bien faire.
    Telles naissent les fleurs au milieu des moissons.
    Mais c'étoit peu pour vous de briller et de plaire;
    A vos enfans vous transmettez ces dons;
    [Page iii]
    De l'amour maternel tel est le caractère:
    C'est dans ces tendres rejetons,
    Qu'est sa volupté la plus chère;
    C'est dans eux qu'il jouit, c'est pour eux qu'il espere.
    Au milieu de ses nourrissons,
    Ainsi la rose, déjà mère,
    Que les Zéphyrs trop tôt cèdent aux Aquilons,
    Ne pouvant retenir sa beauté passagère,
    Met son espoir dans ses jeunes boutons;
    Leur lègue ses parsums, sa grâce héréditaire,
    Sa couronne de pourpre, et ses riches festons.
    De vous, de vos enfans c'est l'image fidèle;
    L'aimable Cavendish, grâces à vos leçons,
    Est le portrait charmant du plus parfait modèle;
    Comme vous elle plait, vous vous plaisez dans elle.
    Jouissez, reprenez vos aimables concerts:
    Vos chants servent d'exemple aux nôtres,
    Et le plus dur censeur eût fait grâce à mes vers,
    Si j'eusse été plutôt le confident des vôtres.
    C'est peu de les aimer: encouragez les arts,
    Belle Georgina: c'est vous dont les regards,
    [Page iv]
    La mémoire encor m'en est chère,
    Ont les premiers à ma Muse étrangère
    D'un accueil caressant accordé la faveur,
    Et dissipé la crainte attachée au malheur.
    Dans les champs paternels, jadis simple bergère,
    Elle chantoit aux montagnes, aux bois;
    Les bois lui répondoient, et même quelquefois,
    Il m'en souvient, sa chanson bocagère
    Sut se faire écouter dans le palais des rois.
    Ce temps n'est plus: fugitive, exilée,
    Sur les bords où chantoient les Popes, les Thomsons,
    Sa voix tremblante essaya quelques sons;
    Albion lui sourit: elle fut consolée.
    Tel un frêle arbrisseau qu'un orage soudain
    Enlève et transporte sur l'onde,
    Contraint de s'exiler sur quelque bord lointain,
    Suit au hasard sa course vagabonde,
    Rencontre, aborde une terre féconde;
    Là, par Zéphire transplanté,
    Bientôt l'arbuste acclimaté
    Se croit dans son berceau: les enfans du bocage
    [Page v]
    Lui font accueil; il partage avec eux
    Et la douce rosée, et les rayons des cieux;
    De sa fleur étrangère embellit ce rivage,
    Bénit son sort, et pardonne à l'orage.
  • ENVOI

    En retour de vos vers, purs, nobles et faciles,
    Devonshire, accueillez l'humble tribut des miens.
    Les Dieux sur nous épanchent tous les biens,
    Les fruits, les fleurs, et les moissons fertiles;
    Pour s'acquitter nos voeux sont impuissans;
    Mais les Dieux sont trop grands pour être difficiles,
    Tout est payé d'un simple grain d'encens.
  • A M. L'ABBé DE LILLE

    EN LUI ENVOYANT LE POËME DU S. GOTHARD.

    Vous, dont la lyre enchanteresse
    Unit la force à la douceur,
    De la nature amant flatteur,
    Vous qui l'embellissez sans cesse,
    J'ose vous offrir, en tremblant,
    De l'humble pré la fleur nouvelle;
    Je la voudrois une immortelle,
    Si vous acceptez le présent.
    Géorgine Devonshire.
  • THE PASSAGE OF THE MOUNTAIN OF SAINT GOTHARD. TO MY CHILDREN.
  • PASSAGE DU MONT SAINT-GOTHARDA MES ENFANS.

    Beaux lieux oùla moisson dore trois fois les plaines,
    [*] Nous quittâmes l'Italie au mois d'Août 1793, et passâmes en Suisse par le Mont Saint-Gothard. Les plaines de Lombardie promettoient déjà une troisième moisson.
    Que des tièdes Zéphyrs fécondent les haleines,
    Que la nature et l'art, et les hommes et Dieu
    Ornèrent à l'envi, belle Italie, adieu.
    [Page 4]
    Je te laisse, ma soeur; vents, soyez-lui fidèles,
    [*] Nous laissâmes Lady Spencer et Lady Bessborough aux bains de Luque; et nous nous décidâmes à aller passer l'hiver à Naples.
    Doux Zéphyrs, protez-lui la santé sur vos ailes;
    Pour elle, froids hivers, tempérez vos frimats,
    Et que vos durs glaçons s'émoussent sous ses pas!
    Salut, mâle Helvétie, et vous, pompeuses cimes,
    [*] Le contraste entre la Suisse et le Milanois nous parut très-frappant: celuici étoit infesté d'une bande de voleurs, qui nous causa quelques alarmes, et nous obligea à nous tenir sur nos gardes. Mais à peine nous eûmes atteint les montagnes de Suisse, que nous poursuivîmes notre voyage sans la moindre inquiétude, et dans la plus parfaite sécurité. La mort est la punition du vol; mais on l'y inflige bien rarement; Lausanne, dans l'espace de 15 ans, n'a vu qu'une exécution.
    Dont l'oeil avec plaisir voit les horreurs sublimes,
    Mon pays me rappelle; et, malgré son attrait,
    D'un peuple libre et fier je m'éloigne à regret.
    Le voilà ce Tesin, dont les eaux bondissantes,
    [*]

    Nous nous embarquâmes le 9 sur le Lago Maggiore, à Sesto, petite ville située à l'endroit oùle Tesin sort du Lac. Ce qui excita le plus notre admiration, dans le cours d'une navigation de deux jours, fut l'étonnant colosse de St. Charles Borromée, (avec son piédestal de 100 pieds d'élévation,) les superbes îles Borromées, et les rivages du Lac, entremêlés de villes, et de bois, et couronnés dans le lointain par la perspective des Alpes.

    Nous débarquâmes le 10 au soir, à Magadino, un des trois Baillages Cisalpins dépendans de la Suisse; et comme l'air étoit trop malsain dans cet endroit, pour que nous nous exposassions à y passer la nuit, nous envoyâmes chercher des chevaux pour nous transporter à Belinzona, jolie ville entourée de hautes montagnes sous la jurisdiction de Switz, Underwald, et Uri, qui font partie des 13 Cantons. Après avoir fait démonter nos voitures en pièces, nous partîmes de là pour la montagne le 12 au soir, et nous la franchîmes graduellement par une route qui suivoit à peu près le cours du Tesin. Cette rivière prend sa source près du sommet du Mont St. Gothard, et se réunit au Pô près de Pavie.

    De rochers en rochers au loin rejaillissantes,
    Courent vers l'Eridan, et, lassant les échos,
    Lui portent, en grondant, le tribut de leurs flots.
    [Page 6]
    Fougueux enfant des monts, il voit sur ses rivages
    De modestes hameaux, de riches pâturages,
    Des rochers nus levant leur front chauve et hideux;
    Des pins battent leur pied, leur tête est dans les cieux.
    Dans un cercle de monts aussi vieux que le monde,
    Un heureux coin de terre, arrosé de son onde,
    M'offre un abri paisible; et j'y goûte à la fois
    Le charme des rochers, et des eaux, et des bois.
    Je pars: de ces beaux lieux je m'éloigne en silence,
    Par des sentiers tournans à pas lents je m'avance.
    Soudain de monts en monts s'élançant vers les cieux,
    Le pompeux S. Gothard apparoît à mes yeux.
    [*] Le Mont St. Gothard sort du sommet de plusieurs montagnes très-élevées. Quelques voyageurs ont estimé sa hauteur perpendiculaire à 17,600 pieds du niveau de la mer; mais le Général Ptyffer, qui a fait cette célèbre description de la partie de la Suisse qui environne Lucerne, ne lui donne que 90, 75 au-dessus de la Méditerranée. Il forme le centre d'une chaîne de montagnes que les Anciens appeloient Adule, et qui séparoit les Alpes Rhétiennes des Alpes Péniennes. Sa pente graduelle nous le fit paroître moins élevé que le mont du grand St. Bernard.
    [Page 8]
    Là, des chemins hardis ont dompté la nature,
    Un ruban de granit de sa longue ceinture
    [*] Mr. Raymond, éditeur de Mr. Cox, l'appelle un ruban de granit jeté sur la montagne. Cet ouvrage étonnant est un chemin d'à peu près 15 pieds de large, pavé de granit, et continué jusque dans la partie la plus difficile de la montagne; quelquefois il est suspendu sur le bord d'un précipice, tantôt il est percé dans le coeur de rochers qui n'offroient aucun autre passage; ou bien il forme des ponts hardis et légers de rocher en rocher.
    Traverse, en serpentant, ces éternels frimats;
    Et le rocher vaincu s'applanit sous mes pas.
    Là, pas un arbrisseau, pas une trace humaine;
    Quelques sauvages fleurs s'y hasardent à peine;
    [*] Peu de temps après avoir passé l'Ayrollo et le dernier bois de sapins, toute espèce de végétation cesse, excepté quelques brins d'herbe çà et là, et de la bruyère qui croissent dans les fentes des rochers; mais il paroît qu'il s'y trouve quelques fleurs sauvages, entre autres une d'une odeur très-agréable, que je cueillis, et qu'on appelle, je crois, Achillea mille folium, les guides la nomment Mutterino. On y rencontre aussi une fleur dont je ne pus apprendre le nom.
    Et des reclus pieux, aux voyageurs si chers,
    [*] Il y a au sommet de la montagne un petit couvent qui sert de résidence à deux moines qui sont obligés de recevoir et d'héberger les pauvres voyageurs qui passent par cette route. Le père Lorenzo avoit habité ce couvent pendant 20 ans; il nous parut homme de bon sens, et rempli de bienveillance. Ils ont une laiterie considérable, et font du fromage excellent. Cinq petits lacs qui sont sur la cime de la montagne, les entretiennent de poisson; ils sont de l'ordre des Capucins et dépendans d'un couvent de Milan.
    L'hospice consolant peuple seul ces déserts.
    Toutefois en ces lieux l'horreur même a ses charmes,
    Les plantes leurs parfums, l'humanité ses larmes;
    Et, sans cesse brûlant d'un charitable feu,
    La pitié bienfaisante élève l'âme à Dieu.
    [Page 10]
    J'aime ce bon Hermite; avec nous il partage
    Son toit, ses simples mets, ses fruits, et son laitage,
    Nous peint tous nos dangers, et du passant surpris
    La terrible avalange écrasant les débris.
    Le voyageur transi va, poursuivant sa route,
    Oùdes croix ont marqué le malheur qu'il redoute;
    [*] Toutes les fois que quelque malheureux a perdu la vie par les chutes de neige, on élève une croix dans l'endroit oùl'accident est arrivé.
    S'avance doucement, et de ces noirs frimats
    [*] Tous les marchands qui vont de Suisse en Italie, passent par-dessus cette montagne; souvent ils voyagent en caravanes de 40 mules chargées. La destruction occasionnée par les avalanges qui entraînent des rochers avec elles, est tellement redoutée, qu'ils sont ohligés d'observer le silence le plus rigoureux, afin d'éviter que la vibration de l'air ne fasse tomber sur eux ces amas de neige qui les enseveliroient. Le chemin qui conduit par-dessus le Mont St. Gothard, ne doit sa bonté qu'au soin qu'on prend de l'entretenir pour ce commerce annuel.
    Craint d'appeler sur lui l'épouvantable amas.
    Pourtant dans ces déserts quelquefois la nature
    Se plait à déployer sa plus riche parure,
    Colore les métaux, et forme le crystal,
    [*] Il n'y a'pas de montagne plus riche en productions minérales, au moins quant à la beauté. C'est le Père Pini, premier minéralogiste du cabinet de Milan, qui a fait connoître les trésors qu'elle renferme. L'Adularia est une belle espèce du Feldt Spar, et tire son nom de celui sous lequel la montagne étoit autrefois connue. Les marbres du mont St. Gothard sont très-renommés; on y trouve aussi le Shoerl ou Sappar bleu appelé ainsi par le jeune Mr. de Saussure; elle contient un marbre qui a la singulière qualité d'être pliant et phosphorique, on l'appelle Dolomite, du nom de Mr. Dolomieu qui l'a découvert.
    Frère du diamant, et son brillant rival.
    [Page 12]
    Quel spectacle pompeux! D'ici s'offre à ma vue,
    De cinq lacs à la fois la tranquille étendue;
    [*] Le Rhin, le Rhône, l'Ar, le Tessin et la Reuss, prennent tous leur source dans le mont St. Gothard.
    Et, du sein paternel émancipant leurs eaux,
    Bondissent sur des rocs mille jeunes ruisseaux.
    Ici la Reuss, du Rhin impétueuse amante,
    [*] La Reuss se réunit à l'Ar au-delà du lac de Lucerne, et tombe avec lui dans le Rhin.
    Bat ses bords rocailleux de son onde écumante,
    Et, sans cesse agitée en son lit tortueux,
    Poursuit vers son époux son cours impétueux.
    Parmi tout ce fracas je cherche un lieu tranquille,
    Le tumulte est sans fin, et la paix sans asile.
    Une plaine au-dessus de ce bruyant chaos,
    [*] La vallée d'Ursera est renommée pour sa fertilité, sa verdure, et la tranquillité des eaux de la Reuss qui l'arrose en son cours. Elle nourrit une grande quantité de bestiaux, et contient deux petites villes. Elle étoit autrefois couverte de bois; mais les paysans croient que leurs forêts ont été detruites par un magicien. Ils n'ont plus qu'un bois qui dominc la ville, et la met à l'abri des avalanges; ils le regardent comme leur palladium, et il est défendu, dit-on, sous peine de mort, d'en abattre un seul arbre. La verdure des pâturages, et l'air de tranquillité qui règne dans la vallée, forment un beau contraste avec les rochers et les précipices qui l'environnent.
    Enfin m'offre un abri, me promet le repos.
    [Page 14]
    Là, bordé de troupeaux, entouré de verdure,
    Le torrent adouci plus mollement murmure;
    Et des frimats pendans aux rochers d'alentour,
    Des arbres protecteurs défendent ce séjour.
    Agréable vallon, solitude secrète,
    Ah! laisse-moi jouir de ta douce retraite;
    Tu me peins cette vie, oùl'homme aime à saisir
    Parmi de longs chagrins un moment de plaisir.
    Entre des rocs, tout fiers de leur beauté sauvage,
    [*] Deux chemins conduisent à cette charmante petite vallée; l'un est une descente raboteuse du mont S. Gothard, l'autre un passage de quelques verges de long, taillé dans le roc du côté de la Suisse. Au sortir de cette issue, le voyageur se trouve tout à coup sur le fameux pont du Diable, et voit la Reuss se précipiter en torrent sous ses pas. Le pont du Diable est un des cinq ponts qui rendent cette route remarquable: les habitans lui ont donné ce nom, d'après leur opinion qu'il étoit impossible qu'il fût l'ouvrage des hommes; plusieurs autres ponts de la Suisse ont reçu le même nom. On croit que toute cette route si extraordinaire fut construite par les soldats Suisses, après la révolution de 1313 qui mit le sceau à la liberté de la Suisse; il est probable que le gouvernement les employa à ces travaux, afin de prévenir le désordre et la licence.
    Nous marchons: descendus par cet étroit passage,
    Un pont reçoit nos pas; et, long-temps calme et doux,
    Le torrent irrité roule en grondant sous nous.
    [Page 16]
    Parmi de noirs rochers, sous des voûtes d'ombrage,
    Dans toute sa terreur s'offre l'affreux passage;
    Et du torrent fougueux qui redouble l'effroi,
    Les flots rejaillissans arrivent jusqu'à moi.
    Enfin rit à la vue une scène plus douce;
    Des prés du mont stérile ont remplacé la mousse;
    Au noir sapin succède un vert délicieux,
    Et l'héroïque Altorf se découvre à nos yeux.
    [*] La Révolution, connue sous le nom de Ligue Suisse, commença dans le petit canton de Switz; mais les principaux événemens se passèrent à Altorf, capitale du canton d'Uri. Originairement le nom de la Suisse étoit Helvétie; lorsqu'elle fut unie à l'empire, sous Conrad le Salique, on l'appela la haute Allemagne; et après la révolution de 1313, elle prit le nom de Suisse, du petit canton de Switz qui avoit été le berceau de sa liberté.
    Je crois les voir encor ces scènes délectables;
    Je crois voir les troupeaux regagner leurs étables,
    [*] L'heureux tableau que je retrace ici me plut infiniment; mais ce ne fut point le mont Saint-Gothard qui me le fournit, mais bien les montagnes du Béarn. C'est là que je vis un troupeau de chèvres revenir le soir sur la place du marché de la petite ville d'Interlacken; aussitôt elles regagnèrent la chaumière à laquelle elles appartenoient respectivement, tandis que les enfans sortis à leur rencontre, s'empressoient autour d'elles, et carressoient à l'envi ces compagnes de leurs jeux. Le Rans des Vaches que chantent les bergers Suisses, est une mélodie très-simple, accompagnée du cri dont ils se servent pour rassembler ces animaux.
    Et du pipeau rustique, et des douces chansons
    A mon oreille encor retentissent les sons.
    [Page 18]
    Lucerne, de ton lac que j'aimois les rivages!
    [*] On appelle aussi le Lac de Lucerne le Lac des quatre Cantons, il ne le cède en variété et en beauté à aucun autre Lac de Suisse. Lorsque vous vous embarquez au-dessous d'Altorf, vous le trouvez d'abord étroit, mais pittoresque; il est borné par les rochers qui bordent les rivages d'Uri et d'Underwald; lorsque vous avez passé la partie la plus étroite, il présente alors une très-vaste étendue, bornée sur la droite par la Suisse, sur la gauche par l'Underwald, en avant vous avez Lucerne, et des montagnes dans le lointain.
    Tantôt entre des bois, et des roches sauvages,
    Il resserre ses eaux, tantôt en liberté
    Mon regard le découvre en son immensité.
    Salut! noble Chapelle, et toi, lieu mémorable,
    [*] L'Empereur Albert, ayant conçu l'ambitieux projet de conquérir la Suisse, pour en faire l'apanage de l'un de ses derniers fils, avoit réussi par degrés à en subjuguer la majeure partie; et sous différens prétextes, il y avoit envoyé des Baillifs ou Gouverneurs qui exerçoient sur ce malheureux peuple la cruauté et l'injustice les plus inouies. Le plus mauvais de tous ces tyrans s'appeloit Geissler, homme rapace et féroce; son château, situé à Uri, offroit une scène continuelle de pillage et de barbarie. Le mécontentement avoit déjà percé, et non-seulement le peuple murmuroit, mais chaque nouvelle insulte excitoit des rassemblemens. Enfin en 1307, Geissler, pour donner une preuve de son pouvoir, et satisfaire à sa vanité, éleva son chapeau sur une perche dans la place du marché d'Altorf, et ordonna à tous les passans de saluer ce ridicule mannequin. Guillaume Tell refusa. Le tyran, pour assouvir sa vengeance, fit amener sur la place publique le plus jeune des enfans de Tell: là, il le fit attacher à un poteau, lui plaça sur la tête une pomme, et commanda au père de ce jeune homme, de l'abattre avec une flèche. Guillaume Tell eut le bonheur d'atteindre le but; questionné par le tyran sur la raison qui lui avoit fait cacher une seconde flèche sous son habit, il lui répondit: elle étoit pour vous, si j'eusse eu le malheur de tuer mon fils. Le gouverneur furieux fit aussitôt saisir Tell, et le fit traîner lié et garrotté dans le bateau qui devoit le transporter lui-même à son château sur l'autre rive dn lac. Une tempête affreuse (auxquelles les lacs de Suisse sont sujets) s'éleva tout à coup; obligé, dans cette extrémité, d'avoir recours à l'expérience de son prisonnier, matelot consommé, il lui fit ôter ses fers. Tell les conduisit près d'une chaîne de rochers; alors s'élançant hors du bateau, son arbalête à la main, il tua le tyran. C'est à ce trait que lui-même et la Suisse durent leur salut. La chapelle est bâtie sur la place oùse passa cette action, elle est entourée d'un bois pittoresque, et l'histoire de Tell est peinte sur ses murailles, chaque personnage y est représenté dans le costume qui lui convient.
    Oùd'une main terrible, ensemble et secourable,
    Tell fit voler deux traits, et d'un bras triomphant
    Terrassa l'oppresseur, et sauva son enfant.
    Voyez sur l'autre bord, sous un épais ombrage,
    [*] En face de la chapelle de Tell, sur le rivage élevé et couvert de bois, de l'autre côté d'Uri, une autre petite chapelle ne fait que se montrer au milieu du bocage qui l'environne. C'étoit dans cet endroit que les amis de la liberté avoient coutume de se rassembler secrètement avant que le courage de Tell et la mort de Geissler facilitassent leurs efforts. Ils reconnoissoient trois chefs: Henri de Melchtal, dont le père, vieux paysan de l'Underwald, avoit été insulté par les émissaires de Geissler, tandis qu'il étoit occupé à labourer son champ; ces dignes satellites d'un tel maître lui dirent: qu'un misérable tel que lui, au lieu de se servir de boeufs, devroit être attelé lui-même. — Le fils défendit son père et ses boeufs, et fut obligé de mettre sa vie en sûreté par la fuite. — Ils saisirent le vieillard; et parce qu'il refusa de découvrir la retraite de son fils, ils lui crevèrent les yeux. Le jeune Henri se réfugia à Uri, chez un gentilhomme nommé Walter Furst. Vernier de Staubach, gentilhomme du canton de Switz, qui avoit aussi été insulté par le tyran, se joignit à leurs assemblées à la chapelle. — Par les efforts courageux et constans de ces trois hommes et des trois cantons, on parvint enfin à faire prisonniers tous les officiers de l'empereur; mais avec ce remarquable exemple d'humanité, qu'ils les bannirent, sans leur faire le moindre tort ni dans leurs personnes ni dans leurs propriétés. La fameuse victoire de Mongarten en 1315, oùun petit nombre de Suisses, secondé par l'avantage de ses montagnes, défit l'armée Impériale, sous Léo-pold fils d'Albert, assura la liberté de ces trois cantons, ils firent d'excellentes lois, et se promirent réciproquement amitié et assistance; et graduellement, mais à des époques différentes, les 13 cantons se réunirent et formèrent la Ligue Suisse.
    Cet autre monument: là, contre l'esclavage
    S'armèrent trois héros, et leur sang indompté,
    D'un peuple généreux scella la liberté.
    [Page 20]
    Non, celle qui se perd en des parades vaines,
    Veut du sang pour offrande, et marche au bruit des chaînes;
    Sur le bonheur public elle fonde ses droits,
    Prend la raison pour guide, et pour garde les lois.
    Nous partons: nous voyons ces lieux oùla culture
    Partout nous montre l'art, secondant la nature,
    D'un profit légitime un emploi fructueux,
    Et la simplicité d'un peuple vertueux.
    [*] Les moeurs simples et la gaîté naïve règnent encore dans la majeure partie de la Suisse, en dépit des fréquentes visites des étrangers. Il faut avouer qu'il semble impossible de ne pas chercher à participer à leur bonheur, en se joignant à leurs amusemens, au lieu de songer à introduire chez eux la dissipation des autres pays.
    Adieu, mâle Helvétie! oùdes Alpes altières
    Les éternels frimats nourrissent tes rivières,
    [*] Il est probable que les glacières sont formées d'une telle accumulation de neige que le soleil d'été n'en fond que la quantité suffisante pour entretenir leurs rivières, sans dimiuner l'amas originaire qui est glacé dans ces endroits: il varie cependant leurs formes, qui sont quelquefois superbes; tantôt ce sont des ondes, tantôt des arches, ou des créneaux: la lumière du soleil leur donne toutes les couleurs du prisme. Je visitai la glacière de Grinderwald dans le mois d'Août, j'aurois pu toucher la glace d'une main, et de l'autre cueillir des fraises qui naissent à sa base.
    Oùl'étranger surpris voit des fleurs, des glaçons,
    Sur tes monts la nature, et l'art dans tes vallons.
    [*] On compte en Suisse un nombre considérable de personnages distingués dans la république des lettres. A Genève, Mr. de Saussure, qui le premier osa gravir et examiner le sommet du Mont Blanc; Madame de Germary sa fille, dont les écrits, dit-on, possèdent la gaîté et l'imagination que l'on admire dans l'Arioste, et qui de plus, s'est rendue célèbre dans la botanique; Mr. Hubert, l'aveugle observateur de la nature; Mr. Senebier, &c. A Lausanne, Mr. Constant, auteur de Laure; Madame de Montolieu, auteur de Caroline de Litchfield, &c. &c. &c.
    [Page 22]
    Souvent le voyageur, de tes roches hautaines,
    Verra d'un oeil charmé la beauté de tes plaines,
    Tes prés fleuris, tes monts, leur sublime hauteur,
    Et, dans tous les regards, la douce paix du coeur.
    Et vous, objets chéris de l'âme la plus tendre,
    Mes enfans, vous serez empressés de m'entendre!
    Mes plaisirs partagés en deviendront plus doux;
    Ah! je vais donc revoir et ma patrie, et vous.